Les auteurs du Boléro de Ravel: vers une résurrection des droits d’auteur sur le chef-d’œuvre du compositeur basque ?
La plus fameuse composition de Ravel est officiellement libre de droits depuis le 1er mai 2016. Le tribunal civil de Nanterre pourrait cependant décider prochainement de son retour dans le domaine privé.
Un blog sur Maurice Ravel le jour de la Saint-Valentin ? Sans doute vous parlera-t-on de Daphnis et Chloé ou de Don Quichotte à Dulcinée ? Eh bien non. C’est évidemment de l’incontournable Boléro dont il sera question. L’ « œuvre phare » du compositeur natif de Ciboure est, en effet, au centre d’un procès médiatique, dont la première audience est fixée aujourd’hui devant le tribunal de grande instance de Nanterre. En cause, la possible réintégration dans le domaine privé de cette partition essentielle.
La genèse de l’œuvre
Nul n’est besoin de présenter Boléro. Ravel disait lui-même à propos de cette œuvre qu’il s’agissait d’ « un morceau dont ne s’empareraient pas les concerts du dimanche ». N’est pas prophète qui veut… Si l’on en juge par son succès, aucune partition n’est sans doute plus emblématique de la musique de la première moitié du 20ème siècle que celle-là, à l’exception peut-être de l’Adagio pour cordes de Samuel Barber. Il y a quelques années encore, on pouvait entendre le chef-d’œuvre de Ravel tous les quarts d’heure quelque part dans le monde.
Mais rares sont ceux qui se souviennent du fait que Boléro était, à l’origine, un ballet. Il fut créé comme tel à l’Opéra Garnier, le 22 novembre 1928, par sa commanditaire : la danseuse étoile des Ballets Russes, Ida Rubinstein. En vue de la première, Ravel avait eu recours aux services de Bronislava Nijinska, pour la chorégraphie, et d’Alexandre Benois, pour les costumes et les décors.
Lorsqu’il compose la musique de Boléro, il reste à Ravel moins de dix ans à vivre mais encore beaucoup d’œuvres à écrire, auxquelles le succès inattendu de Boléro fera tellement ombrage que Ravel lui-même finira par s’en agacer : « Mon chef-d’œuvre ? Le Boléro, voyons ! Malheureusement il est vide de musique », écrira-t-il au compositeur Arthur Honegger vers 1934.
Une succession romanesque
L’héritage du compositeur est un feuilleton rocambolesque, que se plaisent à ressasser tous les amateurs de faits divers croustillants. À sa mort, Maurice Ravel n’a qu’un seul héritier : son frère Édouard. Également sans enfants, celui-ci fait de sa coiffeuse, Jeanne Taverne, sa légataire universelle. Lorsqu’elle disparaît, c’est son mari, Alexandre Taverne, qui hérite de ses biens – en ce compris, donc, des droits d’auteur sur les œuvres de Ravel. La suivante sur la liste sera Georgette Lerga, sa manucure et seconde épouse. Cette dernière s’éteint à son tour, cédant sa fortune à sa fille, Évelyne Pen de Castel. Celle-ci contrôle aujourd’hui 90% des droits d’auteur de Ravel, une société monégasque étant propriétaire des 10% restants. En raison des circonstances (il est vrai peu communes) entourant la succession de Ravel et des montants astronomiques en jeu, Évelyne Pen de Castel fait régulièrement l’objet dans la presse de campagnes de dénigrement. Elles n’honorent guère ceux qui les échafaudent car, malgré ce que laissent entendre la presse à scandale et le titre aguicheur du documentaire « Qui a volé le Boléro de Ravel », les ayants droit de Ravel n’ont, jusqu’à preuve du contraire, rien spolié du tout.
Les fantômes du soap opéra
À ce jour, la Sacem, Société française des Auteurs, Compositeurs et Editeurs de Musique, chargée de percevoir les droits d’auteur revenant aux ayants droit de Ravel qui en sont membres, ne reconnaît qu’un seul auteur de Boléro : l’illustre compositeur himself. La plus célèbre partition de Ravel est officiellement tombée dans le domaine public le 1er mai 2016. Ravel est, effet, décédé le 28 décembre 1937. Or, en Europe, la durée des droits d’auteur est actuellement de 70 ans à compter de la mort l’auteur (jusqu’à l’entrée en vigueur, le 1er juillet 1995, d’une directive européenne du 29 octobre 1993, elle était de 50 ans). À cette durée s’ajoutent, dans certains pays, des prolongations accordées par des « lois de guerre », destinées à compenser les pertes de revenus des auteurs ou de leurs ayants durant les deux guerres mondiales. Certaines dispositions accordent, en outre, une rallonge supplémentaire (en France, elle est de 30 ans) lorsque l’acte de décès de l’auteur prouve que celui-ci est mort pour la Patrie. Dans l’Hexagone, les œuvres publiées pendant l’entre-deux-guerres et qui n’étaient pas encore tombées dans le domaine public le 3 septembre 1919, en ce compris le Boléro, ont ainsi bénéficié, en vertu de ces lois, d’une durée de protection supplémentaire de 8 ans et 120 jours. Cette durée correspond au temps écoulé entre le début de la Grande Guerre et le 31 décembre 1920 (fin de l’année suivant la signature du Traité de Versailles). Pour les œuvres publiées avant 1919, s’ajoute encore à cette prorogation, pour les œuvres non tombées dans le domaine public à la date du 1941, un délai additionnel correspondant au temps écoulé entre le 3 septembre 1939 (qui marque la déclaration de guerre de la France à l’Allemagne) et le 1er janvier 1948, soit 6 ans et 152 jours. Ce qui explique que les œuvres de Maurice Ravel publiées avant les deux guerres mondiales, comme Daphnis et Chloé, Ma Mère l’Oye ou Le Tombeau de Couperin ne soient, quant à elles, tombées dans le domaine public qu’en 2022.
En 2016, donc, le Boléro devient libre de droits. Du moins jusqu’à nouvel ordre. Car, en 2018, survient un coup de théâtre : les six héritiers d’Alexandre Benois demandent à la Sacem de reconnaître au peintre et décorateur la qualité de coauteur de Boléro. Un peu plus tard, la succession de Maurice Ravel réclame à son tour que le statut de coauteur soit également reconnu à la chorégraphe Bronislava Nijinska.
Mais la Sacem refuse d’entendre les revendications des ayants droit de Benois et de Ravel. Mécontente, la succession de Benois assigne la Sacem en justice. La succession de Ravel se joint à la cause pour soutenir ses prétentions. Quant à l’ayant droit de Nijinska, le Texan George Raetz, il refuse de participer au procès. Qu’à cela ne tienne : la succession de Ravel le contraint à se joindre à celui-ci par le biais d’une assignation en intervention forcée.
L’enjeu du litige
Une défaite de la Sacem dans ce procès aurait pour effet de faire retourner le Boléro dans le domaine privé jusqu’en 2039, voire 2051. Car Benois ne s’est éteint qu’en 1960, et Nijinska douze ans plus tard. Or, à supposer que Boléro, non seulement en tant que ballet mais également en tant qu’œuvre musicale, doive être considéré comme une « œuvre de collaboration », comme le prétendent les ayants droit de Benois et de Ravel, l’étendue de la protection du droit d’auteur sur cette œuvre devrait alors être calculée à compter du décès du dernier coauteur survivant.
Outre la reconnaissance de Benois et Nijinska en qualité de coauteurs de Boléro, les demandeurs au procès de Nanterre réclament des dommages et intérêts à la Sacem du chef de manque à gagner. Il est un fait que, depuis le 1er mai 2016, les exécutions de Boléro se multiplient à travers le monde (la sortie dans les salles de cinéma d’un film éponyme, réalisé par Anne Fontaine, est également prévue le 6 mars prochain). Les ayants droit de Ravel et de Benois assurent cependant qu’aucun des musiciens ayant exécuté Boléro depuis 2016 sans s’acquitter de royalties ne sera poursuivi.
D’après le magazine français Le Figaro, un retour dans le domaine privé de Boléro représenterait un « bonus » en termes de redevances de droits d’auteur de l’ordre de 20 millions d’euros.
Historiens de la musique et musicologues ne manqueront pas de croiser le fer devant le tribunal civil de Nanterre pour reconnaître ou dénier la qualité de coauteurs de Boléro à Benois ou Nijinska. En attendant, à mesure qu’approche l’issue de ce procès (en première instance, du moins), celui-ci ressemble de plus en plus au grand crescendo instrumental qui caractérise le chef-d’œuvre de Ravel : alors que, au fil de la partition, de nouveaux instruments ne cessent de s’ajouter aux précédents pour s’emparer des deux thèmes de la partition, il semble en aller de même dans cette saga judiciaire, qui voit depuis peu, à intervalle régulier, de nouveaux prétendus coauteurs entrer dans la danse.
Verdict dans quelques mois.